Le débat commence autour de la liberté, de comment la liberté est comprise et de comment arriver à un équilibre entre travail et temps libre.
Il part aussi de la prémisse que la promesse faite en ce qui concerne le travail est qu’il donne un sens à la vie ; qu’il épanouit, qu’il nous définit.
Tel que présenté dans l’émission, ça ne semble pas être le cas. Ce serait même une des raisons qui amène les jeunes à ne pas se retrouver sur le marché de l’emploi ou à démissionner…
On entend « vouloir avoir du temps libre ».
On entend « vouloir travailler en accord avec ses valeurs ».
On entend « conciliation familiale ».
On entend « vouloir travailler pour se rendre utile à la société ; travailler pour une cause importante » ; en résumé, il semblerait que les jeunes ne veulent plus travailler « pour n’importe quoi et n’importe comment ».
Je m’interroge : c’est quoi « se rendre utile à la société » ?
Dans le débat, les questions environnementales et humanitaires sont mises en avant… ok, mais pour moi, ça ne répond pas à la question…
Je me demande : c’est quoi « une cause importante » ?
Quand on leur dit qu’iels ne veulent plus travailler ou qu’iels ne travaillent pas, les jeunes répondent :
« Sisi, on travaille d’ailleurs parfois 15-16h par jour ».
« La liberté est dans l’équilibre, dans faire ce qui nous passionne ».
« Le travail c’est un moyen de s’accomplir ».
« Le travail c’est un moyen de s’accomplir » est apporté par une intervenante pour
montrer son désaccord avec ceci :
« L’argent c’est aussi et surtout la liberté, grâce à lui, on peut faire ce que l’on veut. Donc pourquoi ne pas vouloir travailler ? »
S’accomplir me dit le Larousse c’est : « se réaliser pleinement, s’épanouir ».
Je ne comprends plus…
On entend, « la liberté est de pouvoir décider le genre de vie que l’on veut avoir et donc, l’argent n’est pas la liberté ».
Après la liberté, la relation au travail arrive au centre du débat.
On entend, « le poids de la déception, la relation des personnes jeunes avec les attentes non répondues et comme tout cela amène les jeunes à des dépressions, à se retrouver en psychiatrie ».
Ce mal-être, ne serait-il pas dû, comme l’indique Han (2014), au poids de la responsabilité que le schéma du travail fait reposer aujourd’hui sur les épaules ?
Ne serait-ce justement pas dû à ce discours de « liberté » qui, dans le fond, n’en est pas vraiment une… ?
Il ne faut pas aller très loin dans « Psychopolitique » (Han, 2014 : 10) pour lire : « Le Moi-projet, croyant s’être affranchi des contraintes externes et étrangères [caractéristiques de la société disciplinaire (pré-néolibérale)], se soumet à présent à des contraintes internes et auto-imposées qui se traduisent par un besoin compulsif de performance et d’optimisation ». C’est selon cet auteur, la non-existence de cette limite depuis l’extérieur qui conduit à ces situations de burn out. Il va jusqu’à énoncer un peu plus en avant dans le texte que « le sujet performant, qui s’imagine être libre, est en réalité un esclave ».
On entend également dans le débat « qu’ il y a 60-70 ans, les personnes n’avaient pas la possibilité de gagner moins, qu’elles ne pouvaient pas décider de travailler pour quelque chose qui les tenaient à cœur : il fallait ramener de l’argent coûte que coûte… »
Cela, en revanche, rejoint la pensée de Foucault… C’est « le chemin tout tracé », c’est « ce qu’il faut faire », c’est « ce que l’on croit que l’on veut faire ».
Ce qui est intéressant ici, c’est que les deux schémas enseignent la conduite des populations : le premier par la psychopolitique, par le psyché comme nous l’indique Han (2014), et le deuxième par la biopolitique, par le corps, comme nous l’indique Foucault (2009).
Dans le premier paradigme propre de la société néolibérale, pour reprendre la métaphore de Han (2014 : 29) dans « Psychopolitique », on retrouve la métaphore du serpent qui va où il veut, qui a multitude d’options et qui avance et avance. Dans le deuxième paradigme, propre à la société disciplinaire, on retrouve la métaphore de la taupe, qui avance d’une case à l’autre, conduite sur un chemin bien tracé sans vraiment avoir le choix de bifurquer.
Cette dichotomie apparaît très clairement dans le discours du psychiatre sur le plateau autour de la minute 15’19.
Pour moi, la problématique de l’émission, telle qu’elle est abordée, est intéressante car elle nous montre clairement le dialogue de sourd existant dans notre société entre les générations. Néanmoins, je ne pense pas que les bonnes questions s’y posent.
De mon point de vue, il faut commencer à remettre les choses dans leur contexte.
Il faut arrêter de comparer des choses incomparables.
Je ne sais pas si la dichotomie est temporelle, générationnelle ou sectorielle.
Comme je l’ai déjà dit ailleurs, je ne pense pas qu’entrer dans une nouvelle période efface totalement ce qui était existant dans la précédente. Je pense en effet que certains apparatus de gouvernance peuvent cohabiter et, d’ailleurs, cohabitent.
En ce sens, je me risquerais à avancer que penser cette problématique depuis la logique sectorielle est plus pertinent. En effet, cela permettrait de rendre compte que dans certains secteurs, cette question ne se pose même pas.
Cet aspect arrive d’ailleurs aussi vers la moitié de l’émission.
Traiter le point de vue sectoriel de cette question rejoint le débat abordé dans l’émission « Le fabuleux monde de l’entreprise » également disponible sur Arte. Celui-ci nous servira de ressource pour le deuxième atelier.
Dans celle-ci, ils soulignaient que le travail qui amène plus de valeur sociale à la société est bien souvent celui qui est le moins reconnus socialement et particulièrement dans la « valeur-marché » qui est attribuée aux personnes qui le réalise. Selon les intervenants, les personnes se trouvant dans ces secteurs sont souvent celles qui se trouvent dans les situations les plus précaires au niveau des salaires, des conditions de travail, d’adaptabilité à la vie familiale et privée…
Alors que ce sont des emplois sans lesquels notre société ne tournerait pas.
Revenons au débat.
Plus loin dans celui-ci, les invités en viennent effectivement à ce point et disent en ce sens que : toute cette génération « n’a pas eu la même chance » et qu’ on ne peut donc pas généraliser la problématique à toute une génération.
Or, selon le psychiatre invité sur le plateau, il semblerait que les jeunes qui terminent dans le service psychiatrique font partie de ceux considérés comme « ayant eu de la chance », la « chance » de pouvoir choisir…
J’exagère un peu ; c’est certains ; je dirais même que je le fais exprès, pour faire ressortir ce qui, pour moi, est la clé du débat.
Il y a des secteurs professionnels qui sont régis par une logique de gouvernementalité basée sur la biopolitique et une autre sur la logique de la psychopolitique. Il est important de comprendre ce que cela implique individuellement et collectivement pour la société dans laquelle nous vivons.
Pour moi, les travaux « à valeur social » ne se trouvent pas dans la logique de conduite des populations par la psyché, la psychopolitique, mais dans la logique de gouvernance par les corps, la biopolitique. La structure dans laquelle elles travaillent est donc plus verticale, plus contrôlée, donc moins libre.
Or, les personnes qui se présentent comme « ayant de la chance », s’inscrivent dans la logique du régime néolibérale où le psyché est exploité comme élément de conduite, où la liberté est utilisée comme étendard. On se retrouve dans cette logique où apparait une « exploitation totale par l’individu lui-même » (Han, 2014 : 44) ; où il est rendu responsable de sa réussite et de sa défaite car il avait toute la liberté d’agir et de choisir.
----
À mon sens, c’est cette distinction qui devrait être à la base de ce genre de débat. Il ne devrait pas être question de savoir si la jeunesse veut travailler plus ou moins, en présentiel, en télétravail ou si elle est plus ou moins fainéante.
La question est de comprendre les changements structuraux, sociétaux et politiques qui ont rendu cette question possible. De mon point de vue, c’est au travers de ces questionnements que nous comprendrons où se trouve réellement le mal-être et comment y faire face et non pas au travers de la réalisation de comparaisons qui ne peuvent avoir lieu car elles décontextualisent les réalités ou de simplifications hasardeuses qui restent dans le constat sans entrer dans la déconstruction du fait social analysé.
En effet, ce débat termine sur l’idée qu’il est important d’apprendre de la nouvelle génération qui demande, qui revendique, un meilleur équilibre entre le travail et le temps libre.
Cette « idée » est émise en opposition avec la manière dont la vie était vécue il y a 50, 60, 100 ans, quand celle-ci se « réduisait » à naître, travailler et mourir.
Ce qui m’interpelle fortement dans cette dichotomie c’est l’absence totale de questionnement ; d’où provient cette différence, à quoi répond-t-elle ?
Pourquoi considère-t-on que « naître, travailler et mourir » pour les personnes des générations précédentes ne donnait pas de sens à leur vie ?
Je pense qu’à ce moment-là, c’était ce chemin celui qui donnait un sens à la vie. La population était conduite à que ce soit CE chemin, et pas un autre.
C’est exactement la même chose aujourd’hui.
Mais aujourd’hui, ce n’est plus le travail, la verticalité, qui est au centre des apparatus de gouvernementalité mais la liberté, la flexibilité, l’horizontalité…
Pour moi, la question, elle est là.
Pour moi, la question n’est pas d’apprendre des nouvelles générations. Il faut comprendre pourquoi ce changement a eu lieu, à quoi il répond et surtout à qui/quoi il sert.
En ce sens, il est important de prendre conscience de ce que cette liberté, flexibilité, horizontalité représentent réellement pour les personnes, à quoi elles répondent, à quoi, quel système elles servent.
C’est alors que ce débat aura du sens, car c’est seulement à partir de ce moment-là qu’on arrivera à comprendre le mal-être de la société.
C’est seulement à partir de ce moment-là alors que la personne sera remise au centre.
Comments